"Je me fais chair pour fasciner Autrui par ma nudité et pour provoquer en
lui le désir de ma chair, justement parce que ce désir ne sera rien d'autre,
en l'Autre, qu'une incarnation semblable à la mienne. Ainsi le désir est-il
une invite au désir. C'est ma chair seule qui sait trouver le chemin de la
chair d'autrui et je porte ma chair contre sa chair pour l'éveiller au sens de
la chair. Dans la caresse, en effet, lorsque je glisse lentement ma main
inerte contre le flanc de l'Autre, je lui fais tâter ma chair et c'est ce qu'il
ne peut faire, lui-même, qu'en se rendant inerte : le frisson de plaisir
qui le parcourt alors est précisément l'éveil de sa conscience de chair.
Étendre ma main, l'écarter ou la serrer, c'est redevenir corps en acte :
mais du même coup c'est faire s'évanouir ma main comme chair. La laisser
couler insensiblement le long de son corps, la réduire à un doux frôlement
presque dénué de sens, à une pure existence à une pure matière un peu
soyeuse, un peu satinée, un peu rêche, c'est renoncer pour soi-même
à être celui qui établit les repères et déploie les distances, c'est se
faire muqueuse pure. À ce moment, la communion du désir est réalisée :
chaque conscience, en s'incarnant, a réalisé l'incarnation de l'autre,
chaque trouble a fait naître le trouble de l'autre et s'en est accru d'autant.
Par chaque caresse, je sens ma propre chair et la chair de l'autre à travers
ma propre chair et j'ai conscience que cette chair que je sens et m'approprie
par ma chair est chair sentie par l'autre. Et ce n'est pas par hasard que le
désir, tout en visant le corps entier, l'atteint surtout à travers les masses
de chair les moins différenciées, les plus grossièrement innervées, les moins
capables de mouvement spontané, à travers les seins, les fesses, les cuisses,
le ventre : elles sont comme l'image de la facticité pure. C'est pour cela aussi
que la véritable caresse c'est le contact des deux corps dans leurs parties
les plus charnelles, le contact des ventres et des poitrines : la main qui
caresse est malgré tout déliée, trop proche d'un outil perfectionné. Mais
l’épanouissement des chairs l'une contre l'autre et l'une par l'autre est le but
véritable du désir."